Rédigé le 8 juin 2015 au sortir du SET 1, d’abord publié dans la revue de Sport’nat Belgique, cet article nous a paru avoir sa place sur ce site International, afin de nourrir les échanges.
Rédiger une note sur la première formation internationale Sport’Nat® alors que vient de commencer la cent-deuxième édition du Tour de France est l’occasion de revenir sur un aspect de l’oeuvre d’Hébert qui n’est pas sans malentendu. Évidemment Georges Hébert n’a jamais été contre le sport. Au contraire même, puisqu’il considère le sport comme le couronnement de l’éducation physique. Aussi a-t-il toujours existé une forme sportive de la Méthode naturelle dès lors qu’il convient d’accomplir un parcours hébertiste avec le chronomètre, puis de comparer sa durée d’exécution avec une autre réalisée soi-même précédemment ou avec celle d’un(e) camarade. La fiche-type de constatation des résultats est encore un exemple explicite, dispositif d’émulation personnelle et collective.
À travers la définition qu’il donne au sport, dans le Sport contre l’Éducation physique (1925), Hébert insiste sur le principe que le sport repose sur l’idée de lutte ou d’effort contre un élément défini : distance, durée, obstacle, difficulté matérielle, danger, animal, adversaire et par extension soi-même ((Georges Hébert, le Sport contre l’Éducation physique, « Archives et mémoire de l’Éducation physique et du Sport », Éditions revue EP.S, Paris, 1993 (1925), p. 6-7)). Outre la spécialisation précoce, Hébert s’attaque au sport dans sa conception olympique moderne, au professionnalisme et à l’exhibitionnisme narcissique intrinsèque au sport-spectacle. Sans doute la critique d’Hébert supposait des enjeux sociaux, autant que biologiques et psychologiques. Toutefois, ce qui n’était peut-être pas une source de préoccupations explicites au moment des Jeux olympiques de Paris (1924), le devient aujourd’hui au point d’être parfaitement confondu avec l’esprit sportif, c’est la question du dopage.
Faut-il s’étonner de ce que Pierre Carrey dans le journal Libération daté du samedi 4 juillet 2015 titre son article à propos du Tour de France : LE DOPAGE. C’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas. D’après un rapport indépendant de l’Union Cycliste Internationale, évoqué par l’auteur, sur la base de témoignages anonymes près de 20 à 90% du peloton serait dopé. Or, « (u)n jeune protagoniste du Tour 2014, sévère, estime la proportion de ses collègues déviants à 70%. » ((Pierre Carrey, « Tour de France : le dopage c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas », Libération, 3 juillet 2015. En ligne, consulté le 7 juillet 2015 : http://www.liberation.fr/sports/2015/07/03/tour-de-france-le-dopage-c-est-comme-le-velo-ca-ne-s-oublie-pas_1343028)). Pourquoi « déviants » ? Des millions de téléspectateurs soutiennent assidument « le tour des dopés » 2015. Le dopage est la norme.
Le poète Charles Péguy (1873-1914) a écrit que Dieu éclate dans sa création. Désormais le doping éclate dans le sport. Dopage pharmaceutique, dopage technologique, dopage génétique et quels autres dopages inventés que l’on ne connaît pas encore ou bien que l’on oublierait de recenser tellement nous les justifions au quotidien ((Les objets connectés par exemple, de la douche qui renseigne sur la consommation d’eau quotidienne à la montre qui alerte sur le nombre de pas accomplis journellement. Lire, entre autre, Laurent Alexandre, « Le projet transhumaniste : l’homme capté, augmenté,… idéal ? », dans « Le Corps, nouvel objet connecté. Du quantified self à la M-Santé : les nouveaux territoires de la mise en données du monde. De nouvelles pratiques individuelles. Écosystème et Jeux d’acteurs. Quels axes de régulation ? Les voies à explorer », Cahiers IP, Innovation & Prospective, n°2, Commission Nationale de l’Information et des Libertés, Paris, 2014, p.38-41. En ligne, consulté le 8 juillet 2015 : http://www.cnil.fr/fileadmin/documents/La_CNIL/publications/DEIP/CNIL_CAHIERS_IP2_WEB.pdf)) ? La peur d’atteindre la limite des records sportifs est le pic émotionnel émergeant de la peur d’atteindre les limites humaines ou l’obsolescence humaine. Celle-ci validerait toutes les explorations scientifiques et industrielles. Usain Bolt pourrait descendre en dessous des 9 secondes 58 pour tenter d’approcher les 9 secondes 44 – limite physiologique humaine identifiée par le professeur John Barrow de l’université de Cambridge – en bénéficiant d’un meilleur départ, d’une densité de l’air semblable à celle d’une ville d’altitude comme Mexico et d’un vent favorable de 2 mètres par seconde ((Romy Raffin, « La fin annoncée des records sportifs », Le Figaro.fr, 30 juillet 2012. En ligne, consulté le 7 juillet 2015 : http://sante.lefigaro.fr/dossier/sport-sante/special-jo/fin-annoncee-records-sportifs. Vision simplificatrice étant donné les multiples conditions optimales nécessaires à un record sportif)). D’un autre côté de l’univers sportif, celui des Jeux Paralympiques, Aimee Mullins voit le temps venu où les athlètes « valides » ou « normaux » décident de s’amputer volontairement pour se greffer des prothèses, ainsi améliorer leurs performances et dépasser les limites humaines ((Voir le documentaire de Cécile Denjean, Un homme presque parfait, France 2, 2011, 60 minutes. En ligne, consulté le 7 juillet 2015 : http://www.dailymotion.com/video/xnimil_un-homme-presque-parfait-integrale-sans-la-pub_tech)).
Oscar Pistorius peut-il être toujours considéré comme la maquette anthropologique du sportif du futur malgré son procès ? Ça n’empêche probablement pas un rapprochement – hasardeux – entre le cas Pistorius, surnommé « Blade Runner » d’après le film de Ridley Scott (1982) inspiré du roman de Philip K. Dick Do Androids Dream of Electric Sheep ? (1966), et le(s) personnage(s) de la nouvelle de Stevenson Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde (1886). À quel point le dopage pharmaceutique, technologique et génétique ((Pistorius n’a pas été accusé de dopage, bien que des produits dopants soient retrouvés chez lui)) est-il/sera-t’il possible d’altérer le mental autant qu’il altère le physique ? « Amenée à donner son avis sur le dopage […] dans le MMA ((Mixed Martial Arts ou arts martiaux mixtes)), [Ronda] Rousey ((Pratiquante de MMA, championne féminine des poids coqs de l’Ultimate Fighting Championship (UFC), médaillée de bronze en judo aux Jeux Olympiques de Pékin (2008))) rejoint les récents propos de Georges St-Pierre ((Pratiquant de MMA, champion du monde des poids mi-moyens de l’UFC)) et de son entraîneur concernant les dangers de cette pratique. Ils affirment que se doper revient à s’introduire dans la cage avec une arme ((« Ronda Ronsay à l’annonce du test positif d’Anderson Silva : “j’avais envie de pleurer” », MMA Déferlante, 11 février 2015. En ligne, consulté le 8 juillet 2015 : http://www.mmadeferlante.com/20607/ronda-rousey-lannonce-du-test-positif-danderson-silva-javais-envie-de-pleurer/)). » Sans jouer le jeu d’un moralisme réactionnaire, considérons que « les fous de Daesh » se dopent au captagon ((Morgane Heuclin-Reffait, « Le Captagon, une drogue au service du jihad », Libération, 2 juillet 2015. En ligne, consulté le 8 juillet 2015 : http://www.liberation.fr/monde/2015/07/02/le-captagon-une-drogue-au-service-du-jihad_1341671)), la même drogue prisée par d’anciens rugbymen français ((« L’enquête qui dénonce », L’Équipe.fr, 24 février 2015. En ligne, consulté le 8 juillet 2015 : http://www.lequipe.fr/Rugby/Actualites/L-enquete-qui-denonce/538755)). Certes, le sportif-dopé ne devient pas un meurtrier, mais nous ne nierons pas que le dopage puisse faire perdre le contrôle.
Nous ne savons pas à qui, ni à quoi, ressemblera le sportif de 2064 ((Jérôme Cazadieu, Rémy Fière et Damien Ressiot, « Athlète 2064. Et si les champions ressemblaient à ça dans 50 ans ? », L’Équipe, 2014. En ligne, consulté le 8 juillet 2015 : http://www.lequipe.fr/explore/athlete-2064/)), mais tout porte à croire que « les technologies de l’homme artificiel se seront tellement développées à cette époque que l’humain livré aux seules ressources de son corps et de son mental non transformés n’aurait aucune chance de s’imposer. Pourtant le facteur humain conservera son importance. Sinon pourquoi ne pas se limiter à des Olympiades réservées à des robots. Ce seront en fait des individus ou des groupes associant étroitement des humains et des techniques qui s’affronteront. La technique à elle seule ne suffira pas à faire un champion. Le biologique et l’anthropologique auront encore un rôle à jouer ((Jean-Paul Baquiast, « Les Jeux Olympiques 2064 », Mediapart, 3 février 2014. En ligne, consulté le 8 juillet 2015 : http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-paul-baquiast/030214/les-jeux-olympiques-2064)). » Des prothèses dotées d’intelligence artificielle pourront-elles cependant prendre le pas sur le vécu du cybersportif ? En 2016 à Zurich, en Suisse, se déroulera le premier Cybathlon ou Championship for Pilots with Disabilities ((Voir le site du Cybathlon en ligne, consulté le 8 juillet 2015 : http://www.cybathlon.ethz.ch. Lire aussi Sylvain Biget, « Cybathlon : les cyborgs auront leur compétition sportive en 2016 », Futura-Sciences, 31 mars 2014. En ligne, consulté le 8 juillet 2015 : http://www.futura-sciences.com/magazines/high-tech/infos/actu/d/robotique-cybathlon-cyborgs-auront-leur-competition-sportive-2016-53062/)). Ce n’est déjà plus de la science fiction.
En imaginant ce que ne cesse de devenir le sport et la place qu’y occupe le dopage, le sens du message d’Hébert : « il faudra toujours un homme de chair pour conduire la plus perfectionnée des machines », me revient en tête. Et je revois les jeunes athlètes issus du « parkour » venir à la première formation internationale Sport’Nat®, certains déjeunant de fruits secs, se droguant de leur propre vie musculaire et s’ennivrant du vent qui siffle à travers les feuilles des arbres. En les rencontrant à cette occasion, moi qui ne suis ni hébertiste ni sportif, je me demandais ce qui poussait de tels « éco-athlètes » à délaisser le parkour pour s’intéresser à l’hébertisme. Je me disais naïvement qu’ils étaient peut-être en désaccord avec une pratique sponsorisée par Red Bull, dont la promotion passe par des films de qualité douteuse – excusez mon « jugement de valeur » – et, paraît-il, dont quelques athlètes réveraient d’un « avenir olympique ((« Les Jeux olympiques, nous y pensons forcément », Francjeux.com, 1er janvier 2014. En ligne, consulté le 8 juillet 2015 : http://www.francsjeux.com/2014/10/01/les-jeux-olympiques-nous-y-pensons-forcement/14718)) » ; aussi, chercheraient-ils d’autres repères épistémologiques que sportifs ou olympiques, sinon un sens à leur pratique.
Sans doute pouvaient-ils s’intriguer par ce que raconte, non sans malentendus, David Belle : « [P]our les vrais adeptes du Parkour, la musculation doit se faire de façon naturelle, dehors avec ce qu’on a sous la main. On peut comparer ça à la méthode Georges Hébert. […] une méthode d’entraînement pour les marins qui n’avaient pas d’espace sur les bateaux. […] Le parcours du combattant existait depuis longtemps, mais mon père et moi, nous avons réfléchi autrement face à l’obstacle : comment changer ce truc de souffrance en quelque chose de positif, de pacifiste, d’utile. J’ai bien vu la différence avec la méthode Hébert quand j’ai fait mon service militaire dans l’Infanterie de Marine à Vannes ((David Belle, Parkour, Intervista, 2009, p. 61-62)). » S’inscrire dans une tradition est une démarche de légitimation efficace. Mais je ne doute pas que les jeunes athlètes qui ont participé à la formation Sport’Nat® (2015) se rendent compte du point de vue simpliste du « pionnier» du parkour, que l’hébertisme n’est pas un truc de souffrance, négatif, martial et inutile ! Je crois que l’hébertisme est vraiment le contraire de ce que reflète ce discours et de ce que devient le parkour.
Depuis que l’hébertisme existe de nombreux sportifs s’y convertissent, c’est-à-dire qu’ils se convertissent non pas à un autre sport, mais à une éducation et un entraînement physique aiguillée par une idée morale forte : l’Altruisme ! J’écris Altruisme avec une majuscule pour souligner qu’il ne s’agit pas seulement, à mon sens, de chercher à se rendre « utile » ou de développer ses facultés d’adaptation et d’action sur un plan strictement horizontal ou biologique. Je crois qu’avec la Nature s’impose un rapport vertical dès lors que l’on est dans l’obligation d’être à l’écoute de forces qui nous dépassent et nous transcendent. Un rapprochement hasardeux pourrait être tenté avec le yoga, mais le yoga me semble être une voie « introspective » tandis que l’hébertisme serait irrésistiblement tourné vers l’extérieur. D’ailleurs Hébert n’était-il pas voyageur avant d’être gymnaste ? Suite à cette trop longue digression qui ne m’aura pas permis de témoigner de la première formation internationale Sport’Nat®, finalement, je me demande quelles réponses apportera aux jeunes athlètes espagnols, italiens, suisses, allemands et français leur voyage dans les centres d’irréductibles hébertistes de Belgique, comment ils s’approprieront l’hébertisme et le perfectionneront pour être en accord avec les exigences du XXIe siècle.
Pierre Philippe-Meden
Georges Hébert, le Sport contre l’Éducation physique, « Archives et mémoire de l’Éducation physique et du Sport », Éditions revue EP.S, Paris, 1993 (1925), p. 6-7.